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“Merlusse” à Luchon avec Ciné Vallée sur les premiers pas de Marcel Pagnol

Merlusse cinéma Luchon

 

« Merlusse » de Marcel Pagnol ressuscité en 4K au cinéma Le Rex

Une projection exceptionnelle dans le cadre de Ciné Vallée qui révèle un joyau méconnu du cinéma français

L’essentiel

Le cinéma Le Rex de Luchon a accueilli une projection exceptionnelle de « Merlusse » de Marcel Pagnol dans une version restaurée 4K. Cette œuvre méconnue de 1935, présentée par Bernard Castagnet dans le cadre de Ciné Vallée, révèle toute la tendresse et l’humanité du grand cinéaste marseillais à travers l’histoire d’un surveillant d’internat au cœur d’or.

Un conte de Noël retrouvé dans les Pyrénées

Dans l’atmosphère feutrée du cinéma Le Rex de Luchon, le public découvre ou redécouvre « Merlusse », une œuvre singulière de Marcel Pagnol qui mérite amplement sa place dans l’histoire du cinéma français. Cette projection organisée dans le cadre de Ciné Vallée prend une dimension particulière en ces terres pyrénéennes, où l’isolement hivernal résonne avec l’univers du pensionnat dépeint par le maître marseillais.

« Merlusse » s’impose comme le premier scénario original écrit spécifiquement pour le cinéma par Marcel Pagnol, marquant une étape cruciale dans la carrière du dramaturge devenu cinéaste. Cette œuvre de 1935, d’une durée de 72 minutes seulement, raconte l’histoire touchante de M. Blanchard, surnommé « Merlusse » par ses élèves – un terme d’argot scolaire désignant la morue séchée, surnom cruel qui en dit long sur la perception qu’ont les enfants de ce surveillant au physique ingrat.

L’intrigue se déploie dans les murs austères d’un lycée marseillais pendant les vacances de Noël. Tandis que la plupart des pensionnaires rejoignent leurs familles pour les festivités, quelques élèves « oubliés » – orphelins ou enfants de familles éloignées – restent confinés entre les murs de l’établissement. Ces jeunes gens se retrouvent sous la surveillance du redoutable Merlusse, personnage qui cristallise toutes leurs craintes avec son visage balafré et son attitude sévère.

” À Noël, il ne reste au lycée que quelques enfants oubliés par leurs parents. Ces orphelins sont livrés au plus effrayant et détesté de tous les pions : Merlusse, au visage balafré… “

Tourné au Lycée Thiers de Marseille, où Pagnol avait lui-même étudié, le film témoigne d’un choix de décor profondément personnel. Cette dimension autobiographique confère au récit une authenticité particulière, transformant l’établissement scolaire en véritable personnage du film. Les couloirs, les dortoirs, la cour de récréation deviennent les témoins silencieux d’une époque où l’éducation suivait des règles strictes et où la relation maître-élève oscillait entre autorité implacable et bienveillance cachée.

Bernard Castagnet, passeur de mémoire cinématographique

La soirée au Rex a pris une dimension particulière grâce à la présentation éclairée de Bernard Castagnet, fin connaisseur de l’œuvre pagnolesque. Sa présentation a permis au public luchonnais de saisir toutes les subtilités de cette œuvre souvent reléguée au second plan de la filmographie du maître de la Treille.

Bernard Castagnet a brillamment replacé cette œuvre dans son contexte historique, celui des débuts tumultueux du cinéma parlant. En 1935, la France cinématographique traverse une période de mutations profondes. Les studios s’adaptent tant bien que mal aux contraintes du son, les acteurs apprennent à jouer différemment, et les réalisateurs inventent un nouveau langage. Marcel Pagnol figure parmi les pionniers de cette époque charnière, lui qui avait déjà marqué les esprits avec « Marius » en 1931, l’une des premières grandes réussites du cinéma parlant français.

Le conférencier a également évoqué la situation particulière de Pagnol à cette époque : en indisponibilité de l’Éducation nationale pour ses fonctions de professeur d’anglais, l’auteur de « Topaze » s’est totalement consacré au cinéma. Cette liberté nouvelle lui permet d’expérimenter, de prendre des risques, de développer sa vision personnelle du septième art. « Merlusse » porte la trace de cette émancipation créatrice et entrepreneuriale.

Une approche technique novatrice

L’un des aspects les plus fascinants révélés par Castagnet concerne l’approche technique révolutionnaire de Pagnol. Là où ses contemporains se contentent souvent d’adapter les méthodes du théâtre filmé, Pagnol développe une véritable esthétique cinématographique. Sa façon d’utiliser le son en développant les prises de son direct dans un environnement naturel en fait un véritable novateur, préfigurant les recherches du néoréalisme italien et, plus tard, de la Nouvelle Vague française.

Cette innovation se ressent dans « Merlusse » : les dialogues sonnent juste, les ambiances sonores du lycée créent une atmosphère immersive, les voix des enfants résonnent naturellement dans les espaces clos. Pagnol refuse le carcan du studio et préfère capter la vérité des lieux, quitte à s’exposer aux aléas techniques.

Les défis techniques d’une époque pionnière

L’histoire du tournage de « Merlusse », telle que l’a rapportée Bernard Castagnet, illustre parfaitement les difficultés rencontrées par les pionniers du cinéma parlant. Le film fut initialement tourné le 25 décembre 1935 dans les locaux du lycée marseillais, choix symbolique qui colle parfaitement au récit de cette veillée de Noël particulière.

Cependant, l’enregistrement sonore du film a représenté un défi technique majeur. Pagnol, perfectionniste et insatisfait des équipements standards de Western Electric utilisés par la plupart des studios de l’époque, avait fait développer un nouveau système d’enregistrement par la firme Philips spécialement pour ses Studios Marcel Pagnol. Cette recherche d’innovation technique témoigne de l’exigence artistique du réalisateur, mais elle ne fut pas sans conséquences.

Un retournage nécessaire

Malgré ces innovations techniques, la qualité sonore initiale se révéla défaillante. Les dialogues manquaient de clarté, les ambiances sonores souffraient d’imperfections techniques, compromettant la qualité finale de l’œuvre. Face à ce constat, Pagnol prit la décision courageuse de reprendre entièrement le tournage pendant les vacances d’été suivantes, mobilisant à nouveau toute son équipe et ses jeunes acteurs.

Cette nécessité de retournage explique les quelques anachronismes visibles dans le film, détails que les spectateurs attentifs peuvent encore déceler aujourd’hui. Certaines scènes portent la trace de cette double période de tournage : variations subtiles dans les costumes, changements d’éclairage dus aux saisons différentes, ou encore légères modifications dans la gestuelle de certains acteurs.

Ces imperfections, loin de nuire au film, lui confèrent aujourd’hui un charme particulier. Elles témoignent des conditions artisanales dans lesquelles travaillaient les pionniers du cinéma français, de leur détermination à surmonter les obstacles techniques pour servir leur vision artistique. En 2025, ces « défauts » deviennent des témoins précieux de l’histoire du cinéma.

L’exigence de Pagnol en matière de son préfigure ses recherches ultérieures. Dans « Merlusse », on perçoit déjà cette volonté de capter la vérité des voix, des ambiances, des respirations qui caractérisera ses chefs-d’œuvre futurs. Cette approche, révolutionnaire pour l’époque, influence encore aujourd’hui les cinéastes attachés au réalisme sonore.

La magie de la restauration 4K

La version projetée de “Merlusse” au Rex témoigne d’un travail de restauration exemplaire. Menée par la Cinémathèque française en collaboration avec le CNC et Nicolas Pagnol, petit-fils du réalisateur, cette minutieuse opération de sauvetage permet aujourd’hui de redécouvrir l’œuvre dans une qualité 4K saisissante qui révèle des détails invisibles depuis des décennies.

La restauration de « Merlusse » s’inscrit dans un programme plus large de sauvegarde du patrimoine cinématographique de Marcel Pagnol. Chaque film du maître marseillais bénéficie progressivement de ces techniques modernes qui permettent de restituer l’intention originale des cinéastes d’autrefois. Pour « Merlusse », le défi était particulièrement complexe en raison des problèmes techniques rencontrés lors du tournage initial.

Une nouvelle jeunesse visuelle

La projection au Rex a révélé toute la richesse visuelle du film dans sa version restaurée. Les décors authentiques du lycée Thiers retrouvent leur prestance d’antan, les jeux de lumière dans les dortoirs dévoilent des nuances subtiles, les expressions des jeunes acteurs amateurs gagnent en précision et en émotion. Chaque plan révèle le soin apporté par Pagnol à la composition de ses images.

Cette qualité retrouvée permet aussi de mieux apprécier le travail remarquable de direction d’acteurs de Pagnol. Les enfants, pour la plupart non professionnels, délivrent des interprétations d’une justesse saisissante. Leurs regards, leurs gestes, leurs intonations sonnent vrai, témoignant du talent pédagogique du réalisateur qui savait tirer le meilleur de ses interprètes en herbe.

La restauration sonore accompagne cette renaissance visuelle. Les voix retrouvent leur clarté originale, les ambiances du lycée retrouvent leur densité, les silences gagnent en expressivité. Le travail minutieux des restaurateurs permet aujourd’hui d’entendre le film tel que Pagnol l’avait imaginé, débarrassé des scories techniques qui avaient tant préoccupé le réalisateur.

Un miroir de l’époque et de ses contradictions

La soirée s’est achevée par de riches échanges avec le public, nombreux à vouloir partager ses impressions sur cette œuvre qui résonne encore aujourd’hui avec une force particulière. Ces discussions spontanées ont révélé la dimension sociologique fascinante de « Merlusse », véritable document sur l’école de la IIIe République et ses méthodes éducatives.

Plusieurs spectateurs ont souligné la justesse remarquable du jeu d’acteurs, particulièrement impressionnante quand on sait que les pensionnaires étaient pour la plupart des amateurs recrutés dans les lycées marseillais. Cette authenticité dans l’interprétation donne au film une dimension documentaire qui transcende la fiction pure.

Témoignages d’une génération

Les témoignages recueillis après la projection ont révélé combien ce film continue de toucher les spectateurs, toutes générations confondues. D’anciens pensionnaires présents dans la salle ont partagé leurs souvenirs d’internat, évoquant cette époque où la relation entre adultes et enfants suivait des codes bien différents de ceux d’aujourd’hui. Leurs récits ont enrichi la compréhension du film, apportant un éclairage personnel sur une réalité historique parfois oubliée.

Une spectatrice octogénaire a notamment évoqué ses années de pensionnat dans les Pyrénées, rappelant combien les figures d’autorité comme Merlusse étaient courantes dans l’éducation de l’époque. « Nous avions tous notre Merlusse », a-t-elle confié, « ces hommes que nous craignions mais qui, au fond, nous protégeaient à leur façon ». Ce témoignage illustre parfaitement l’universalité du personnage créé par Pagnol.

D’autres spectateurs ont souligné la modernité surprenante du propos. La question de l’abandon des enfants, des familles éclatées, de la solitude des jeunes pendant les périodes de fêtes résonne étrangement avec les problématiques contemporaines. « Merlusse » dépasse son époque pour toucher à l’universel de la condition enfantine.

La complexité des rapports éducatifs

La figure de Merlusse, terrifiante en apparence mais au cœur généreux, incarne cette complexité des rapports éducatifs de l’entre-deux-guerres. Les méthodes pédagogiques de l’époque, souvent autoritaires, cachaient parfois une attention réelle aux élèves les plus fragiles. Cette ambiguïté, finement restituée par Pagnol, a suscité de nombreuses réflexions dans le public luchonnais.

Un ancien enseignant a fait remarquer combien l’évolution de l’école républicaine transparaît à travers ce film. « On mesure le chemin parcouru », observait-il, « mais on comprend aussi que certaines valeurs de dévouement et d’attention aux élèves en difficulté traversent les époques ». Cette dimension sociale du film n’a pas échappé aux spectateurs, qui y ont décelé un témoignage précieux sur l’école française et ses transformations.

L’héritage artistique de Pagnol

Cette projection s’inscrivait parfaitement dans l’esprit de Ciné Vallée, manifestation qui valorise le patrimoine cinématographique français dans un cadre exceptionnel. Marcel Pagnol était l’un de ces cinéastes « inventeurs » chers à Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, avec sa volonté de créer son propre studio pour conserver une forme d’autonomie artistique et économique.

À une époque où l’industrie cinématographique française cherche encore ses marques face à la concurrence américaine, Pagnol invente un modèle original. Ses Studios Marcel Pagnol, installés à Marseille, lui permettent de tourner selon ses propres exigences, loin des contraintes parisiennes. Cette indépendance créatrice se ressent dans « Merlusse », œuvre libre et personnelle.

Un précurseur du cinéma d’auteur

La démarche de Pagnol préfigure le concept moderne de cinéma d’auteur. En écrivant ses scénarios, dirigeant ses acteurs, supervisant la post-production et distribuant ses films, il contrôle toute la chaîne créative. Cette approche holistique, révolutionnaire pour l’époque, influence encore aujourd’hui de nombreux cinéastes indépendants.

« Merlusse » illustre parfaitement cette liberté créatrice. Le film ne répond à aucune commande extérieure, ne suit aucune mode du moment. Il naît de la volonté pure de Pagnol de raconter une histoire qui lui tient à cœur, celle de ces enfants abandonnés et de cet homme que les apparences condamnent injustement. Cette sincérité transparaît dans chaque plan, conférant à l’œuvre sa force émotionnelle.

L’innovation technique accompagne cette liberté artistique. En développant ses propres systèmes d’enregistrement sonore, Pagnol ne se contente pas d’utiliser les outils existants ; il les améliore, les adapte à ses besoins créatifs. Cette recherche permanente de perfectionnement technique au service de l’art caractérise les grands maîtres du cinéma.

Une œuvre intemporelle dans l’écrin pyrénéen

La projection de « Merlusse » au cinéma Le Rex de Luchon prend une résonance particulière dans ce cadre pyrénéen. L’isolement hivernal des montagnes fait écho à celui des pensionnaires du film, créant une correspondance poétique entre l’œuvre et son lieu de diffusion. Cette géographie de l’isolement, commune aux régions de montagne et aux internats d’autrefois, renforce l’universalité du propos pagnolesque.

Le public des Pyrénées Haut-Garonnaises, habitué aux longs hivers et aux communautés resserrées, comprend instinctivement la dimension humaine de « Merlusse ». Cette solidarité de montagne, nécessaire à la survie dans des conditions parfois difficiles, résonne avec la tendresse cachée du surveillant pour ses jeunes protégés. En fin de séance la cinquantaine de spectateurs devaient certainement ressentir ce sentiment s’y particulier d’avoir partagé un moment décalé et hors du temps, d’un cinéma sobre et authentique, dans un contexte d’hyperconsommation et d’un temps instantané et accéléré.

Un patrimoine à préserver et transmettre

La soirée au Rex illustre l’importance de maintenir vivant le patrimoine cinématographique français. Des initiatives comme Ciné Vallée permettent de faire découvrir ou redécouvrir des œuvres qui risqueraient autrement de sombrer dans l’oubli. « Merlusse », malgré ses qualités indéniables, reste une œuvre mineure dans la production pagnolesque, éclipsée par les succès de « Marius », « Fanny » ou « César ».

Pourtant, comme l’a démontré cette projection, le film recèle des trésors de tendresse et d’humanité qui méritent d’être partagés. Sa brièveté même – 72 minutes seulement – en fait une œuvre accessible, parfaitement adaptée aux nouvelles habitudes de consommation culturelle tout en conservant la profondeur caractéristique de l’art pagnolesque.

L’enthousiasme du public luchonnais témoigne de la vitalité de ce patrimoine. Les spectateurs, loin de considérer « Merlusse » comme un vestige poussiéreux du passé, y ont trouvé des échos à leurs propres expériences, des réflexions sur l’éducation, la solitude, la générosité cachée. Cette capacité du cinéma de Pagnol à traverser les décennies sans prendre une ride confirme la justesse de son regard sur la nature humaine.

Un film à redécouvrir absolument pour comprendre les racines du cinéma français moderne et la permanence de l’émotion pagnolesque

« Merlusse » de Marcel Pagnol (1935) – Version restaurée 4K

Projection dans le cadre de Ciné Vallée au cinéma Le Rex, Bagnères-de-Luchon

Présentation : Bernard Castagnet

 

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