L’abandon d’Olivier Tanguy Symbole de notre hypocrisie collective |
Le documentaire “Sur la paille” révèle l’ampleur de notre schizophrénie : nous réclamons une agriculture propre mais refusons d’en payer le prix |
Dans les Côtes-d’Armor, Olivier Tanguy regarde sa ferme de porcs biologiques avec l’amertume de celui qui a tout misé sur l’avenir et qui se retrouve face au mur. Sa banque lui a donné un an pour s’en sortir, ou tout perdre. Son histoire, racontée dans le documentaire “Sur la paille” diffusé sur France 2 dans la case Infrarouge, n’est pas celle d’un mauvais gestionnaire ou d’un rêveur naïf. C’est celle d’un homme qui a fait le pari de la cohérence dans une société fondamentalement incohérente. |
Le rêve brisé d’une agriculture vertueuse |
Olivier Tanguy connaît bien l’élevage porcin industriel pour y avoir travaillé toute sa vie en Bretagne. Dans ces hangars où s’entassent des milliers de bêtes, il a vu la souffrance animale quotidienne, respiré les émanations d’ammoniac qui brûlent les poumons, manipulé les cocktails d’antibiotiques et d’additifs alimentaires. Il a participé malgré lui à cette machine qui transforme le vivant en unités de production, qui épuise les sols par l’épandage massif de lisier, qui pollue les rivières et les nappes phréatiques.Cette activité lui est devenue insupportable. Il y a quatre ans, fort des encouragements de l’État et de la loi Egalim qui promettait 20% de produits biologiques dans la restauration collective, il a tout quitté pour ouvrir son élevage biologique. Le marché semblait prometteur, l’agriculture bio explosait avec une croissance à deux chiffres. Les consommateurs réclamaient du sens, de la traçabilité, du respect.Son pari ? Élever ses porcs sur paille, en plein air, avec de l’espace, une alimentation bio sans OGM, sans antibiotiques préventifs. Créer un écosystème où les animaux peuvent exprimer leurs comportements naturels, où la terre se régénère plutôt qu’elle ne s’épuise. Un modèle qui coûte plus cher mais qui a du sens.Aujourd’hui, comme lui, 50% des éleveurs de porcs bio risquent de fermer cette année. Sa ferme incarne pourtant tout ce que nous prétendons vouloir : pas d’utilisation de pesticides ni d’intrants chimiques, respect de la qualité de l’eau et de l’air, bonnes conditions d’élevage des animaux, préservation de la biodiversité. Mais notre société préfère regarder ailleurs, fascinée par le mirage du “moins cher”. |
L’hypocrisie à l’état pur |
Car voilà bien le paradoxe révoltant de notre époque : nous nous indignons des marées vertes qui souillent nos plages bretonnes chaque été, nourries par les nitrates des élevages intensifs. Ces algues putrides qui étouffent la vie marine, qui dégagent des gaz toxiques mortels, qui obligent à mobiliser des pelleteuses et des camions pour nettoyer des tonnes de végétaux en décomposition. Un spectacle de désolation qui coûte des millions d’euros chaque année aux collectivités.Nous dénonçons la pollution de l’eau potable, contraignant les communes à installer des stations de traitement coûteuses pour éliminer les nitrates. Nous pleurons la destruction de la biodiversité : 80% des insectes ont disparu en 30 ans, les populations d’oiseaux s’effondrent, les abeilles meurent par colonies entières. Nous déplorons l’agonie des sols, transformés en substrats inertes gavés de chimie, où plus rien ne pousse sans perfusion d’engrais et de pesticides.Nous manifestons pour le climat en comprenant que l’agriculture industrielle représente 19% des émissions de gaz à effet de serre françaises. Nous signons des pétitions contre les pesticides quand des études révèlent leur présence dans l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, les cheveux de nos enfants.Mais quand arrive le moment de passer à l’acte, quand il s’agit de mettre la main au portefeuille au supermarché, nous faisons volte-face. Nous scrutons les étiquettes prix plutôt que les labels qualité. Nous préférons le porc importé d’Allemagne, d’Espagne ou du Danemark à bas coût, peu importe d’où il vient et dans quelles conditions il a été produit, plutôt que de payer le juste prix d’une viande de qualité produite par des éleveurs comme Olivier Tanguy, à quelques kilomètres de chez nous.Cette schizophrénie collective révèle notre rapport désincarné à l’alimentation. Nous avons perdu le lien entre l’assiette et l’agriculture, entre le produit fini et les conditions de production. Nous voulons le beurre et l’argent du beurre : une agriculture propre et des prix défiant toute concurrence. |
Olivier Tanguy, une trahison d’État orchestrée |
L’histoire d’Olivier est celle d’une trahison planifiée. De la faillite d’une promesse politique. De la vacuité de discours gouvernementaux qui encouragent d’une main ce qu’ils sabotent de l’autre. L’État français a encouragé massivement la conversion vers le bio à partir de 2017, multipliant les communications sur la nécessité de changer de modèle agricole.C’est l’État qui a encouragé l’accélération du développement de cette filière à l’époque où la croissance était là. Quand Olivier a monté sa ferme en 2018, le gouvernement poussait la filière à passer de 0,5% à 5% de la production nationale de porcs bio. Les ministres successifs s’affichaient dans les salons bio, promettaient un avenir radieux à cette agriculture du futur.La loi Egalim, votée en grande pompe en 2018, promettait qu’au plus tard le 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective devront compter 20% de produits biologiques.Olivier et des milliers d’agriculteurs ont cru à ces promesses. Ils ont investi leurs économies, contracté des emprunts sur 15 ou 20 ans, converti leurs exploitations. Ils ont respecté le cahier des charges draconien du bio, subi les trois années de conversion sans pouvoir vendre aux prix bio, accepté les contrôles répétés et les contraintes administratives.Aujourd’hui, le réveil est brutal. La restauration collective n’atteint même pas 6% de bio dans ses achats, loin des 20% promis. |
Le vrai coût de l’agriculture chimique |
Car le prix que nous payons pour cette agriculture industrielle dépasse largement le coût d’achat en magasin. Il se chiffre en milliards d’euros de dépenses de santé publique que nous préférons ignorer. D’un côté, nous soignons les agriculteurs intoxiqués par les produits phytosanitaires qu’ils manipulent quotidiennement : cancers de la prostate, lymphomes, maladies de Parkinson, troubles de la reproduction, malformations congénitales. Le suicide d’un agriculteur par jour en France trouve souvent ses racines dans cette spirale de la chimie qui empoisonne les corps et les esprits.De l’autre, nous traitons les consommateurs qui ingèrent jour après jour les résidus de cette chimie dans leur assiette. Nos enfants grandissent avec du cadmium dans leurs céréales du petit-déjeuner, des perturbateurs endocriniens dans leurs fruits, des résidus de glyphosate dans leur pain quotidien. L’ANSES a détecté 4 400 substances chimiques différentes dans notre alimentation, dont beaucoup sont suspectées d’être cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques.Les coûts sont vertigineux : 68 milliards d’euros par an selon l’INRA pour traiter les pathologies liées aux pesticides et à la malbouffe industrielle.Obésité, diabète, cancers digestifs, troubles neurologiques, infertilité… L’industrie chimico-pétro-agroalimentaire externalise ses coûts sur notre système de santé et notre environnement, pendant que nous payons trois fois : à l’achat, par nos impôts pour dépolluer et soigner, et par notre santé dégradée. |
Le choix qui s’impose : vers une sobriété assumée |
L’histoire d’Olivier Tanguy nous renvoie à nos responsabilités individuelles et collectives. Chaque achat est un vote. Chaque euro dépensé est un choix de société. Nous pouvons continuer à nous mentir, à réclamer une agriculture propre tout en achetant le moins cher possible. Nous pouvons continuer à laisser l’industrie agroalimentaire mondiale détruire nos sols, nos eaux et notre santé au nom de la compétitivité.Ou nous pouvons enfin assumer nos convictions et changer radicalement notre rapport à l’alimentation. Cela passe nécessairement par plus de flexitarisme et de végétarisme, par une sobriété de consommation assumée et revendiquée. Le bonheur n’est pas dans la surconsommation de viande industrielle servie sept jours sur sept, ni dans les céréales sucrées de nos enfants gorgées de résidus chimiques et d’additifs douteux. Il est dans une alimentation de qualité, respectueuse du vivant, consommée avec modération et conscience.Nous devons comprendre qu’une côtelette bio mangée une fois par semaine coûte moins cher – économiquement, écologiquement et sanitairement – que de la viande industrielle consommée quotidiennement.Cette révolution alimentaire passe aussi par le retour aux circuits courts, à la saisonnalité, à la cuisine maison. Acheter directement chez le producteur, fréquenter les marchés de proximité, apprendre à nos enfants d’où vient ce qu’ils mangent. Retrouver le goût authentique des aliments, redécouvrir le plaisir de cuisiner des produits bruts plutôt que de réchauffer des plats ultra-transformés. |
“Environ un tiers des porcs bio produits en France sont aujourd’hui déclassés, vendus au prix du conventionnel soit deux fois moins cher : On travaille pour zéro voire à perte.” – Olivier Tanguy, éleveur de porcs bio |
Car derrière chaque ferme bio qui ferme, c’est un peu de notre avenir qui s’effondre. Derrière chaque Olivier Tanguy abandonné, c’est la preuve de notre hypocrisie collective. Le documentaire “Sur la paille” nous tend un miroir impitoyable. À nous de décider si nous voulons enfin regarder notre reflet en face. |
Le documentaire “Sur la paille” d’Éric Guéret, présenté par Marie Portolano dans la case Infrarouge sur France 2, est disponible en replay sur France.tv |