Quand le Tour de France 2025 bute à Montmartre
Un tracé controversé qui brise cinquante ans de tradition
La tradition bousculée
Depuis 1975, la dernière étape du Tour de France suit un rituel immuable. Les coureurs, soulagés d’avoir survécu aux trois semaines d’épreuve, profitent de cette ultime journée comme d’une parade triomphale à travers la capitale. L’étape se termine invariablement par un sprint massif sur les Champs-Élysées, offrant aux sprinteurs une dernière chance de gloire avant le bouquet final.
Cette année, tout change. Le 27 juillet 2025, pour célébrer le cinquantième anniversaire de la première arrivée sur la plus belle avenue du monde, les organisateurs ont décidé de révolutionner ce final légendaire. Le peloton devra désormais gravir trois fois la butte Montmartre avant de redescendre vers les Champs-Élysées pour l’ultime sprint.
Cette décision, inspirée par le succès populaire des épreuves olympiques de cyclisme sur route en août 2024, divise profondément le milieu cycliste. D’un côté, les organisateurs y voient une opportunité de renouveler le spectacle et de créer un final plus incertain. De l’autre, une partie importante du peloton dénonce une transformation artificielle d’une étape traditionnellement dédiée à la célébration.
L’héritage olympique comme justification
L’idée de faire passer le Tour par Montmartre n’est pas née du hasard. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, les rues de ce quartier emblématique étaient noires de monde, créant une atmosphère électrisante qui a marqué les esprits. Cette ferveur populaire constatée lors des JO a convaincu les organisateurs d’ASO de reproduire ce parcours magique.
La butte Montmartre, avec ses 130 mètres d’altitude et ses pentes parfois raides, avait offert un spectacle saisissant durant les épreuves olympiques. Le passage devant le Sacré-Cœur, les ruelles pavées bordées de spectateurs enthousiastes, tout concourait à créer un décor de carte postale pour le cyclisme mondial.
Mais transplanter cette magie olympique dans le contexte du Tour de France s’avère plus complexe qu’anticipé. Car si l’épreuve olympique était conçue dès le départ comme une course difficile et sélective, la dernière étape du Tour obéit à des codes bien différents, forgés par un demi-siècle de tradition.
La grogne du peloton
Les réactions négatives n’ont pas tardé à se faire entendre dans le peloton. Jonas Vingegaard, double vainqueur du Tour, et Remco Evenepoel, la nouvelle star du cyclisme mondial (même s’il n’est plus dans le peloton sur cette dernière), ont été parmi les premiers à exprimer publiquement leurs réserves face à ce changement majeur.
Leurs préoccupations sont multiples. D’abord, la sécurité : multiplier les difficultés sur une étape traditionnellement paisible augmente mécaniquement les risques de chute et d’accident. Ensuite, l’équité sportive : transformer radicalement le format de la dernière étape peut bouleverser les stratégies élaborées sur trois semaines de course.
Jasper Philipsen, spécialiste des sprints, a également fait part de ses craintes, tout comme Wout van Aert qui a rejoint le clan des sceptiques. Pour ces coureurs habitués à se disputer la victoire d’étape dans un sprint massif sur les Champs-Élysées, l’ajout de Montmartre représente une inconnue tactique majeure.
Les critiques portent aussi sur la philosophie même de cette modification. Beaucoup de coureurs dénoncent un tracé “spectacle”, conçu davantage pour divertir les téléspectateurs que pour respecter l’esprit traditionnel de cette étape si particulière. Pour eux, la dernière journée du Tour doit rester un moment de célébration collective, pas une épreuve supplémentaire.
Une difficulté relative mais symbolique
Objectivement, la butte Montmartre ne représente pas un défi insurmontable pour des coureurs aguerris ayant survécu aux grandes ascensions alpines et pyrénéennes. Avec ses 130 mètres de dénivelé et ses pentes rarement supérieures à 8%, elle fait figure de colline face aux géants de la montagne traversés durant les trois semaines précédentes.
Pourtant, c’est précisément cette facilité apparente qui attise les tensions. Pour les forçats de la route, habitués aux cols mythiques, devoir se concentrer sur cette difficulté mineure lors de l’ultime étape apparaît comme un artifice. L’effort demandé n’est pas le problème ; c’est le principe même qui dérange.
De plus, répéter trois fois l’ascension transforme cette colline en piège potentiel. Si individuellement chaque passage reste accessible, leur multiplication peut créer des écarts inattendus, favoriser les échappées et perturber les plans des équipes de sprinteurs. Cette incertitude nouvelle ajoute une pression supplémentaire sur une étape traditionnellement détendue.
L’aspect technique ne doit pas non plus être négligé. Les descentes depuis Montmartre, avec leurs virages serrés et leur revêtement parfois irrégulier, multiplient les zones de danger sur un parcours habituellement sécurisé. Cette dimension sécuritaire alimente une partie des inquiétudes exprimées par les coureurs.
Le spectacle avant tout ?
Derrière cette polémique se cache un débat plus profond sur l’évolution du cyclisme moderne. Les organisateurs du Tour de France, confrontés à une concurrence médiatique croissante, cherchent constamment à renouveler le spectacle pour maintenir l’attention du public.
L’intégration de Montmartre s’inscrit dans cette logique d’innovation permanente. Après les départs à l’étranger, les étapes chronométrées inédites ou les arrivées au sommet de cols mythiques, voici venue l’ère de la dernière étape “spectacle”. L’objectif avoué est de casser la routine et de créer de l’imprévu là où la tradition avait installé ses habitudes.
Cette approche divise le monde du cyclisme entre les partisans de la modernisation et les défenseurs de la tradition. Les premiers y voient une évolution nécessaire pour maintenir l’attractivité de la course. Les seconds dénoncent une dénaturation progressive de l’esprit du Tour, sacrifié sur l’autel de l’audimat.
Sur l’étape 13, les supporters entre Loudenvielle et Peyragudes, étaient déjà bien là pour l’ambiance et la ferveur sur de vraies pentes (en photo).
La question sous-jacente est cruciale : jusqu’où peut-on modifier les codes d’une épreuve centenaire sans en altérer l’essence ? Le Tour de France doit-il évoluer avec son époque ou préserver jalousement ses traditions les plus emblématiques ?
Entre nostalgie et pragmatisme
Face aux critiques, les organisateurs défendent leur choix avec des arguments pragmatiques. Christian Prudhomme, directeur du Tour, met en avant la dimension populaire exceptionnelle de Montmartre, démontrée lors des Jeux olympiques. Pour lui, offrir au public parisien la possibilité de revivre cette ferveur représente une opportunité unique.
L’argument du cinquantième anniversaire de l’arrivée sur les Champs-Élysées joue également un rôle central dans cette stratégie. Plutôt que de reproduire mécaniquement le même final depuis un demi-siècle, pourquoi ne pas marquer cet anniversaire par une innovation mémorable ? Cette logique événementielle séduit une partie des observateurs.
Du côté économique, l’impact est loin d’être négligeable. Le passage par Montmartre génère une exposition médiatique supplémentaire pour Paris et ses sites emblématiques, renforçant l’attractivité touristique de la capitale. Cette dimension, souvent sous-estimée, pèse lourd dans les négociations entre organisateurs et collectivités.
Néanmoins, les détracteurs ne désarment pas. Pour eux, la nostalgie olympique ne justifie pas de bouleverser l’ADN d’une étape mythique. La dernière journée du Tour doit rester un moment de communion entre coureurs et public, pas un laboratoire d’expérimentation sportive.
L’impact sur les stratégies
Au-delà des positions de principe, cette modification transforme concrètement les stratégies des équipes. Les formations de sprinteurs, habituées à préparer sereinement le final sur les Champs-Élysées, doivent désormais intégrer de nouveaux paramètres tactiques.
L’incertitude porte sur plusieurs aspects : qui contrôlera la course lors des passages à Montmartre ? Les équipes de sprinteurs auront-elles la force de ramener les échappés potentiels ? Comment gérer l’effort sur les trois ascensions pour préserver les chances au sprint final ?
Cette complexification tactique peut paradoxalement servir le spectacle, en rendant l’issue de l’étape plus imprévisible. Mais elle impose aux équipes une préparation supplémentaire et des risques calculés sur une journée traditionnellement maîtrisée.
Les coureurs polyvalents, capables de franchir Montmartre en bonne position tout en gardant des ressources pour le sprint, pourraient tirer parti de ce nouveau format. À l’inverse, les sprinteurs purs, dépendants de leurs équipiers pour le positionnement, risquent de se retrouver handicapés par ces difficultés supplémentaires.
Un pari sur l’avenir
Officiellement, cette modification ne concerne que l’édition 2025 du Tour de France. Mais l’enthousiasme affiché par les organisateurs et le potentiel spectaculaire du parcours laissent présager une possible pérennisation de ce format.
Si l’expérience s’avère concluante, c’est-à-dire si elle génère du spectacle sans créer de problèmes majeurs de sécurité, il est probable que Montmartre s’installe durablement dans le paysage du Tour. Cette perspective inquiète davantage les puristes que le changement ponctuel de 2025.
Le verdict se jouera donc le 27 juillet prochain, sur les pentes de la butte sacrée. Entre les partisans du renouveau et les gardiens de la tradition, entre l’innovation spectaculaire et la préservation patrimoniale, cette dernière étape 2025 cristallise tous les enjeux du cyclisme contemporain.
Quoi qu’il arrive, cette polémique aura eu le mérite de relancer le débat sur l’identité du Tour de France. Car au-delà des trois passages à Montmartre, c’est bien l’âme de la Grande Boucle qui se joue dans ces controverses passionnées. Une âme tiraillée entre ses racines centenaires et les exigences d’un spectacle moderne en perpétuelle mutation.